Journée d'étude en partenariat avec l’UQUAM.
Contrairement à ce que l’on croit souvent, le soft power – cette stratégie de domination consistant à remplacer la coercition par la séduction – n’est pas l’apanage des États : il est aussi devenu l’un des outils privilégiés des entreprises, notamment dans le secteur des nouvelles technologies. Dès la fin des années 1990, le « culte d’Internet » (pour reprendre l’expression de Philippe Breton) se mettait en place sous l’égide des industriels et des publicitaires afin de vanter le potentiel démocratique et même libertaire des technologies numériques.
Aujourd’hui, sous couvert d’aide au développement de la création artistique et du divertissement culturel, les usages numériques artistiques ne cessent de s’accroître en proposant des applications (faussement) gratuites et des outils dits de collaboration attractifs. Ainsi les fournisseurs de service, avec une offre de programmation informatique et de multiples procédures, investissent la création jusqu’à laisser penser que l’imaginaire artistique contemporain ne pourrait plus se dispenser de ces outils numériques. L’accès aux banques d’images, aux données théoriques, les possibilités de stockage (data), les technologies open source, la mise en ligne des œuvres, la mise en visibilité du statut d’artiste, de plasticien, de game designer, de bédéaste ou d'illustrateur et la commercialisation des œuvres semblent devenus incontournables. Tant de pratiques de circulation, de repérage et de facilitation du travail de création, sans limites géographique, culturelle et historique attestent de conditions de création séduisantes.
Par ailleurs, par les équipements informatiques (ordinateurs, palettes graphiques, logiciels, photo et vidéo sur smartphones, routeurs, vidéo projecteurs) et par les écrans qui saturent les espaces visuels, culturels et artistiques, publics et privés, la suprématie technologique apparaît ancrée aussi bien dans les activités de création que dans l’imaginaire social contemporain.
Or, selon Jacques Ellul : "
« Plus les moyens de puissance augmentent, plus les décisions et les choix sont irrationnels. (…). Les choix (n'en sont pas), ils sont en réalité imposés par les moyens techniques et la mentalité technicienne. (…) Une prodigieuse croissance de l'irresponsabilité caractérise le système technicien, (…) La Technique augmente la liberté du technicien, c'est-à-dire son pouvoir, sa puissance. Et c'est à cette croissance de puissance que se ramène la soi-disant liberté due à la Technique » (Jacques Ellul, Le Système technicien, Calmann-Lévy, 1977, p. 333-34).
Compte tenu de ces technologies de création et de diffusion des œuvres, la journée d’étude propose de questionner la puissance du soft power des technologies artistiques et des médiations par lesquels l’imaginaire artistique et la matérialité des œuvres en sont affectés. A partir de ces conditions, quelles propositions les pratiques plastiques contemporaines peuvent-elles avancer pour défier la domination technologique en vue de redonner vie à plus de liens sociaux, de retrouver une vie imaginaire, afin de rapprocher le monde concret et l’humain, de le faire rêver à un autre monde que celui de la vitesse (H. Rosa), de la performance, de l’efficacité, de la concurrence et de la rentabilité (E. Sadin) ?
* soft power : concept élaboré par Joseph Nye (1990) sur la capacité de séduire, influencer indirectement et persuader sans exercer de moyens coercitifs qu’ils soient structurels, culturels ou idéologiques. Bund to Lead, The Changing Nature of American Power, NY, Basic Books, 1990.
Sélection bibliographique :
Philippe Breton, Le Culte de l'Internet. Une menace pour le lien social ?, Paris, La découverte, 2000.
Philippe Breton, L’Utopie de la communication. Le mythe du « village planétaire », Paris, La découverte, 2004.
Jacques Ellul, Le Système technicien, Paris, Le Cherche midi, 2004.
Renaud Garcia, Le Sens des limites. Contre l’abstraction capitaliste, Paris, L’échappée, 2018.
Eva Illouz (dir.), Les Marchandises émotionnelles. L'authenticité au temps du capitalisme, Paris, Premier Parallèle, 2019.
François Jarrige, Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, Paris, La découverte, 2016.
Joseph Nye, Bound to Lead. The Changing Nature of American Power, NY, Basic Books, 1990.
Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La découverte, 2013.
Hartmut Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, Paris, La découverte, 2021.
Éric Sadin, La Vie algorithmique. Critique de la raison numérique, Paris, L’échappée, 2021.
Éric Sadin, La Silicolonisation du monde. L'irrésistible expansion du libéralisme numérique, Paris, L’échappée, 2021.
Sherry Turkle, Seuls ensemble. De plus en plus de technologies, de moins en moins de relations humaines, Paris, L’échappée, 2015