Komodo 21, 18 | 2022 : "Le désir de belle radio aujourd’hui / le documentaire".
Textes et enregistrements réunis et présentés par Christophe Deleu, Pierre-Marie Héron et Irène Omélianenko
Numéro issu du colloque des 15 et 16 novembre 2021, organisé à Montpellier par Éliane Beaufils (Paris 8), Christophe Deleu (université de Strasbourg, Centre universitaire d’enseignement du journalisme/Sage, et auteur radio), Pierre-Marie Héron (Montpellier 3) et Florence Vinas-Thérond (Montpellier 3), avec le concours d’Irène Omélianenko, documentariste et ex-conseillère de programme pour le documentaire et la création sonore à France Culture, en partenariat avec l’Institut national de l’audiovisuel (INA) et Addor.
Dans un bref et incisif préambule, Irène Omélianenko, qui a connu les conditions à la fois très libres et très protégées de fabrique des documentaires à France Culture dans les vingt dernières années du XXe siècle, s’interroge sur la « forme de bêtise » qui, à côté de nouveaux champs d’expérimentation ouverts par le webdoc ou le son multicanal, accompagne la pression financière et industrielle pesant sur le genre et ses artisans depuis le début des années 2010. À titre d’exemple de comment cela se passait « avant », Marion Chénetier-Alev s’intéresse aux grandes créations camerounaises de José Pivin des années 1970 (Un arbre acajou, Opéra du Cameroun et Le Transcamerounais) et à la manière dont, marginalisant la voix narratrice et le schéma de l’enquête, travaillant sur le pouvoir d’énigme ou d’exotisme des sons, immergeant délibérément l’auditeur dans l’écoute d’événements qui durent (un train qui roule, un arbre qu’on abat…), elles font « valser les codes » du genre pour mieux faire chanter le monde et l’homme. Initiée à l’art d’écrire avec des sons par les émissions de l’Atelier de création radiophonique de France Culture, cultivant aussi depuis les années 1980, pour connaître d’autres façons de faire, des collaborations avec plusieurs radios en Europe, Kaye Mortley s’interroge de son côté sur ce que veulent dire « désir », « beauté », « radio », « documentaire » et ce que le geste de création vient ajouter à une documentation du monde qui la plupart du temps, chez elle, part de presque rien (un détail, une intuition, un « sensation vraie ») pour faire entrer l’auditeur dans un espace-temps à la fois semblable et autre.
La deuxième section du numéro nous plonge plus directement dans le champ radiophonique contemporain. Avec Élise Andrieu, Sophie Simonot et Marc-Antoine Granier, réunis autour d’une table ronde animée par Irène Omélanienko, le lecteur découvre les itinéraires, réalisations, univers de prédilection et sensibilités de trois quadras d’aujourd’hui, « producteurs délégués » (dit-on à Radio France) à France Culture, Arte Radio, la RTBF, et comment ils voient leur rapport au vivre-ensemble et leurs conditions de travail. Mais jusqu’où un producteur délégué peut-il être désigné comme auteur du « prêt à diffuser » résultant de son projet initial ? Séverine Leroy s’empare de la question dans une passionnante enquête sur le système de production des documentaires de création à France Culture, faisant intervenir six acteurs du champ occupant ou ayant occupé des fonctions de coordination, réalisation, production déléguée pour l’Atelier de création radiophonique, L’Atelier de la création, Création on Air et L’Expérience : Irène Omélianenko, Nathalie Salles, Véronique Lamendour, Éric Cordier, Laure-Anne Bomati et Kaye Mortley. Fanny Dujardin choisit d’analyser, en prenant appui sur des productions de Raphaël Krafft, Mehdi Ahoudig et Anouk Bâtard, Sylvie Gasteau, illustrant des postures variées (reporter, détective, ami ou camarade), les enjeux éthiques de l’utilisation des voix des personnes enregistrées dans l’écriture d’un documentaire sonore en général, de création en particulier. Antoine Chao, ancien collaborateur de Là-bas si j’y suis, récemment recruté par l’université de Poitiers pour co-animer le Master professionnel « Documentaire de création » (CREADOC), insiste pour sa part sur l’enjeu de faire bouger la répartition très française des tâches entre producteur délégué, réalisateur et techniciens du son : dans un contexte d’engouement des majors de l’industrie culturelle pour le podcast, il s’agit aujourd’hui plus que jamais, comme cela se fait au CREADOC, de former tous les futurs acteurs du champ (au moins de les initier) aux aspects techniques de l’écriture documentaire, en leur transmettant les savoir-faire irremplaçables de Radio-France. Un enjeu que nous avons choisi d’aborder aussi depuis un point de vue nord-américain, avec l’intervention de Marie-Laurence Rancourt, directrice générale et artistique de Magnéto, organisme québécois de création et de production de « belle radio ». On écoutera avec intérêt ses réflexions sur l’alliance objective des pratiques d’auteur et du podcast standardisé au Québec, mais aussi sur le besoin d’opposer à la posture du récit de soi et de la « sentimentalisation du monde » omniprésente dans le podcast industriel, une pensée tout à la fois esthétique et critique du montage et des formes du vivre-ensemble, une expérience heureuse et/ou vigoureuse de pensée et de beauté sur « le monde tel qu’il va et le monde tel qu’on le souhaite ».
La dernière section de ce numéro invite à confronter le désir de « belle radio » documentaire à quelques-unes de ses frontières, anciennes ou plus récentes : frontières du genre documentaire lui-même face aux séductions de la fiction (Ella Waldmann) ; défis des médias sonores en général quand il s’agit de donner à entendre le non-sonore (Simone Douek) ; limites de la diffusion radiophonique en particulier, qu’elle soit hertzienne ou numérique, quand, comme Benoit Bories et Stéphane Marin, on travaille sur les espaces sonores de la création documentaire. Ella Waldmann propose une fine analyse de l’utilisation des codes du roman dans « une des créations documentaires les plus abouties de la décennie », le podcast américain S-Town (2017), Brian Reed et Julie Snyder ; elle la resitue dans la tradition américaine de la narrative nonfiction et aujourd’hui du storytelling, qui est aussi une pratique d’auteur, et s’interroge sur le pacte documentaire noué avec les auditeurs ; elle examine aussi l’impact de la conception native de l’œuvre pour une diffusion numérique sur sa composition et le rapport à l’auditeur. Autre frontière avec l’article de Simone Douek : puisant dans la mémoire de la radio et dans ses propres travaux, nés souvent, indique-t-elle, d’une « première impression visuelle », l’ancienne productrice de France Culture explore les manières possibles de faire entendre des « objets » visuels qui parfois semblent déjà contenir en puissance une existence sonore à déployer, parfois appellent une transposition sonore, comme « un tableau accroché à un mur, un sourire énigmatique, des montagnes qui se dessinent sur l’horizon, un panneau annonçant l’entrée d’une ville, une friche au milieu d’une rivière, un film muet qui défile sur un écran ». Benoit Bories, multiprimé pour ses documentaires de création, produits/réalisés depuis le début des années 2010 pour Arte Radio, France Culture ou des radios étrangères (la RTBF, la RTS, RFI, l’ABC Radio Australia, la Deustchland Radio Kultur…), a choisi ici de parler surtout de ses compositions acousmatiques pour le spectacle vivant. Son intervention lui donne l’occasion d’expliquer comment il en est venu à proposer des créations sonores en multicanal et en live, pourquoi la diffusion radio ne le satisfait pas, ni la diffusion numérique, et de nommer quelques principes-clés et quelques possibilités esthétiques et ludiques de l’écriture et de la diffusion en son spatialisé. Stéphane Marin, qui a lui aussi produit des documentaires pour le médium radiophonique pour lui aussi se situer désormais « plutôt hors les murs, et radicalement hors La Radio », évoque pour finir ses « attractions-répulsions avec la radio » (Radio Grenouille, Arte Radio, des radios internet, France Culture…), mais surtout les facettes de son œuvre sonore actuelle, guidée par un désir d’écouter et faire écouter, dans des espaces ouverts, publics ou naturels, « tout le monde sonnant », dans ses multiples couches, à l’exception remarquable des voix. Son intérêt pour les sons banals, pour les sons « discrets » (micro-sons, infra-sons, sons rares, furtifs…) compose avec une vision de ce monde sonnant qu’on pourrait dire engagée : à l’heure des crises écologiques, il ne s’agit pas d’entretenir ou nourrir des rapports idylliques au monde, mais d’in-quiéter.
Sommaire du numéro
Christophe Deleu, Pierre-Marie Héron
Présentation
Irène Omélianenko
Préambule : documentaire podcasté, usiné, compressé et pourtant !
Marion Chénetier-Alev
José Pivin : au cœur ou aux limites du documentaire ?
Kaye Mortley
Quelques réflexions sur « le beau documentaire » et sa difficulté d’être ici et ailleurs
Table ronde, animée par Irène Omélianenko
Trois portraits : Élise Andrieu, Sophie Simonot, Marc-Antoine Granier
Séverine Leroy
Produire des documentaires de création à France Culture : la nécessité de la collaboration
Fanny Dujardin
Écrire avec les voix des autres : quels enjeux éthiques derrière le « beau documentaire » ?
Antoine Chao
La formation au documentaire au CREADOC
Marie-Laurence Rancourt
Magnéto : esquisse pour une émancipation par le son
Ella Waldmann
Le soupçon de la fiction : le podcast S-Town, aux frontières du réel
Simone Douek
À la radio, « on n’y voit rien »
Benoit Bories
La création sonore hors du champ de la radiodiffusion et du podcast
Stéphane Marin