Mémoires de l'éloquence (1815-1880)

Colloque organisé par Corinne Saminadayar-Perrin et Jean-Marie Roulin les 17 et 18 novembre 2022

 

Le XIXe siècle invente l’éloquence parlementaire : de la Restauration à la consolidation de la Troisième République, la rhétorique de la tribune, relayée par la presse, expérimente les pratiques et les valeurs qui fondent la démocratie représentative et la culture politique du débat. L’ère des révolutions consacre aussi de multiples scènes alternatives où s’exerce la puissance du discours : en contexte insurrectionnel, représentants du peuple, personnalités en vue et orateurs de raccroc s’emparent de la parole publique, bricolant, reconfigurant, réinventant la tradition de la harangue politique.

Mémorialistes, historiens, spécialistes du reportage parlementaire accompagnent, représentent et analysent les mutations voire les fractures rhétoriques qui scandent la période. Témoins avisés, ils saisissent d’un œil affûté les comédies sérieuses ou les drames grotesques qui se jouent à la Chambre, dans les cérémonies officielles, ou dans le tumulte des foules. Hugo recueille les « pierres précieuses » tombées de la tribune : « Je ne hais point le fourrage[1] », avoue ingénument tel député au moment du débat sur la loi agricole. Grotesques et guignols arrondissent solennellement la citrouille de leurs « ventres parlementaires », agitent leurs silhouettes microscopiques de nabots vibrillonnants (Louis Blanc, Adolphe Thiers…), ou déploient face au public toutes les ressources du cabotinage médiatique. Choses vues, journaux intimes, mémoires et souvenirs enchâssent sketches saisis sur le vif, séquences narratives scénarisées, voire mini-séries qui font de la vie parlementaire un roman-feuilleton à rebondissements. L’écriture dramaturgique domine, d’autant que certains orateurs (Hugo en sait quelque chose[2]…) ont calculé leurs effets avec l’expérience de spécialistes aguerris – beaucoup, avocats ou journalistes, construisent leur scénographie en professionnels. La pointe inattendue, l’anecdote piquante, le trait d’esprit viennent souvent crever la rotondité grave des périodes cicéroniennes. La spectacularisation de l’éloquence déréalise voire fictionnalise l’éloquence de la tribune, mais dévoile aussi une scène alternative, réelle ou virtuelle, où se jouent les véritables rapports de pouvoir. 

Quant à la réflexion historiographique, elle permet une mise en perspective, sur la longue durée, des usages et des pouvoirs de la parole publique. Dans la même période où s’initie en France la rhétorique parlementaire moderne, la fascinante légende de l’éloquence révolutionnaire se constitue et façonne les imaginaires[3] : historiens, mémorialistes, essayistes sont hantés par les orateurs-monstres à figures de lion, comme Mirabeau et Danton, ou les « Caligulas de carrefour[4]» à face de crapaud comme Marat ; l’éloquence des Girondins, dont Vergniaud est le fleuron, ressuscite l’ampleur et la force de frappe cicéroniennes, cependant que la parole tranchante de Saint-Just, ou la sensibilité glacée de Robespierre, suscitent l’effroi ou l’enthousiasme. Lamartine et Michelet, notamment, puisent dans la monumentale Histoire parlementairede Buchez et Roux maints épisodes marquants de l’Histoire des Girondins et de l’Histoire de la Révolution française. Splendide et apocalyptique épiphanie de l’éloquence tribunicienne en France, la rhétorique de la Révolution, qui reprend les formes et les imaginaires légués par la tradition romaine[5], représente à la fois un idéal oratoire et un repoussoir absolu pour la modernité : après Germaine de Staël et Chateaubriand, beaucoup d’écrivains s’interrogent sur la nécessaire régénération d’une rhétorique dévoyée et pervertie par la violence. Par delà les assemblées révolutionnaires, l’historiographie, les mémoires ou les récits de voyage dessinent l’archéologie de cette nouvelle parole politique, en évoquant les modèles, notamment antiques dans les histoires grecques ou romaines et les récits de voyage en Grèce et en Italie ; ils en proposent des contrepoints, comme le parlement anglais dans l’Histoire de la Révolution d’Angleterre de Guizot. L’éloquence du débat parlementaire moderne reste à inventer, ainsi qu’une forme et un usage du discours réellement démocratiques.

C’est cette question essentielle qui sous-tend les représentations de la rhétorique de la tribune, et les réflexions qu’elle suscite. Acteurs, témoins et journalistes constatent, sous la monarchie de Juillet, un amoindrissement, un arasement, un rapetissement de l’éloquence à la Chambre : plus technique, dépassionnée, aplatie, la parole politique s’embourgeoise en même temps qu’elle perd une large part de son effet d’entraînement. Rien d’étonnant d’ailleurs, remarque Tocqueville dans ses Mémoires, puisqu’elle s’adresse à des députés élus au suffrage censitaire, et soucieux des intérêts matériels de leurs commettants plus que de quelconques idées – la monarchie à la poire et au parapluie s’est érigé une tribune à son image… Dans l’enceinte parlementaire, impossible d’espérer persuader et convaincre, quel que talent qu’on mobilise : « La pose des rhéteurs et la beauté sonore et amplifiée de leurs phrases, ne servent qu’à flatter la vanité littéraire de nos oreilles et de nos yeux. […] Un beau discours […] ne peut absolument rien sur des opinions déterminées[6]», indique d’emblée Cormenin dès l’ouverture du Livre des orateurs. 

Si l’expérience républicaine de 1848 semble marquer le triomphe du « lyrisme démocratique[7] » qu’emblématise Lamartine, cet éclat se trouve rapidement terni par le sang de Juin et de Décembre : « Tes petits orateurs, aux enflures baroques / Prêchant l’amour, et puis tes égouts pleins de sang[8]… ». D’où, pour les opposants à l’Empire, une question pressante : comment éviter les illusions lyriques qui ont préparé la catastrophe de 1852, et instaurer un espace de débat authentiquement démocratique, social et républicain ? Vallès, comme beaucoup d’autres, revient obstinément sur ce problème décisif lorsque, dès 1871, l’écrasement de la Commune et l’offensive réactionnaire de l’Ordre moral exigent de repenser radicalement les conditions et les pratiques de la parole et de l’action publiques.

 

 

                                     Contacts :jean.marie.roulin@univ-st-etienne.fr

                                   saminadayar@gmail.com

 

Ce programme donnera lieu à un colloque à l’université Paul-Valéry (Montpellier) les jeudi 17 et vendredi 18 novembre 2022. La rencontre sera co-organisée par le RIRRA 21 et l’UMR IHRIM.

Les contributions (35 000 signes au maximum, espaces et notes compris) sont à rendre pour le 30 avril 2023 au plus tard. La publication des travaux est prévue pour le second semestre 2023.

 Les propositions de contributions sont à adresser avant le 30 septembre 2021 aux organisateurs de la manifestation.

 

[1]Victor Hugo, Choses vues, anthologie établie et préfacée par Franck Laurent, Paris, Le Livre de poche, 2013,p. 253.

[2]Cf. Marieke Stein, « Un homme parlait au monde ». Victor Hugo orateur polkitique (1846-1880), Paris, Champion, 2008.

[3]Cf. Aurelio Principato, « L’Éloquence révolutionnaire : idéologie et légende », Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, Marc Fumaroli dir., PUF, 1999, p. 1019-1037.

[4]François de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, livres IX à XII, édition de Jean-Marie Roulin, Paris, GF, 2017,p. 33.

[5]Voir la récente synthèse d’Hélène Parent, Modernes Cicéron. La romanité des orateurs d'assemblée de la Révolution française et de l'Empire (1789-1807), thèse de doctorat, 2020, 704 p., à paraître. 

[6]Louis de Cormenin [Timon], Le Livre des orateurs, Paris, Pagnerre, 11eédition ornée de vingt-sept portraits, 1842, p. 8.

[7]Dominique Dupart, Le Lyrisme démocratique ou la naissance de l’éloquence romantique chez Lamartine, Paris, Champion, 2012.

[8]Charles Baudelaire, projet d’épilogue pour l’édition de 1861 des Fleurs du mal, Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1975, p. 192.

Dernière mise à jour : 25/03/2021