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Résumé
Depuis la publication en 1516 d'Utopia de Thomas More, les artistes se sont régulièrement saisis de la notion d’utopie, pour en explorer les ressources ou pour la remettre en question. Parce qu’elles tentent de représenter leur vision d’un réel « idéal », leurs oeuvres traduisent aussi la critique qu’ils et elles portent à l’égard des structures sociales existantes. Lorsqu’elle cherche en outre à se porter sur le terrain de la vie quotidienne, cette appréhension artistique de l’utopie n’a pas seulement une finalité esthétique ou philosophique : elle constitue un moyen de se réapproprier la vie et d’inventer des conditions d’existence alternatives. Pour autant, les utopies artistiques passées et contemporaines ont-elles réellement
tenu leurs promesses ? Ou à l’inverse assiste‑t‑on dans les arts à une fin de l’utopie concordant avec l’effondrement postmoderne des « grands récits » de l’émancipation sociale ? À l’heure où les pratiques artistiques contemporaines à potentiel utopique peinent à instaurer une distance critique avec les idéologies dominantes d’une société où règnent le néolibéralisme et les technologies numériques, et à l’heure où l’on observe une prolifération de fictions dystopiques, cette journée proposera d’explorer avec les outils conceptuels de la sociocritique et de la technocritique les tentatives de mise en oeuvre de l’utopie par les artistes d’aujourd’hui, notamment plasticiens.
Argumentaire
Le jeu des étymologies rattache l’utopie, sur la base de la notion de lieu (topos), à la fois à ce qui est bon (« eu‑topia ») et à ce qui est privé d’existence (« ou‑topia »). Elle renverrait donc à un « lieu de nulle part », un « ouvert » potentiellement libéré des maux inhérents à l’ordre social existant, voire à la nature elle-même. C’est pourquoi elle est aussi devenue une zone de refuge imaginaire permettant aux artistes, quels que soient leurs discours, médiums et matériaux, de pallier les vicissitudes d’un réel jugé insatisfaisant.
À partir du xixe siècle toutefois, l’utopie n’est plus qu'une simple fiction. Critiquant les analyses de Marx et Engels qui ne voyaient que des songeries dans les écrits de Fourier ou Saint‑Simon (Engels, 1977 [1880]), Martin Buber a montré comment le « socialisme utopique » était au contraire éminemment pratique : il avait pour vocation de construire immédiatement la société souhaitée, et donc de réintroduire l’utopie dans la réalité la plus concrète, y compris sur le plan socio‑économique (Buber, 2016 [1950]).
Chez les écrivains et les artistes, l’époque ouverte par l’avènement des sociétés technoindustrielles est en fait l’enjeu d’un affrontement sur les conditions de réalisation de cette utopie. D’un côté, la cité utopique à l’ère du progrès technique serait celle qui verrait le remplacement progressif des activités de l’être humain par les machines, censées libérer ce dernier du travail, vu comme nécessairement aliénant. De l’autre, face à cette liaison ambiguë de l’art avec le capitalisme via l’industrialisation de la vie, des foyers de résistance artistiques apparaissent et s’emparent aussi de l’utopie. Le mouvement
Arts & Crafts ou l’Art nouveau, dès la fin du xixe siècle, semblent avoir en partie déjà saisi cet enjeu, en opposant à l’industrialisation de masse une orientation artisanale – qu’on pense par exemple aux Nouvelles de nulle part de William Morris (Jarrige, 2016 ; Audier, 2019).
Dans les années 1960, à l’heure de la troisième « révolution industrielle », caractérisée par l’essor des télécommunications et de l’informatique, la fusion de l’art et du réel est vue à nouveau comme un moyen de permettre à l’utopie de prendre place directement dans la vie quotidienne : l’utilisation de médiums accessibles à toutes et à tous, le principe d’art et vie confondus proposé par Allan Kaprow, les dérives situationnistes préfigurant l’existence dans une ville libérée du travail semblent dessiner un nouvel eldorado à atteindre.
Mais dans ce contexte, en dépit des tentatives de représenter et/ou d’« agir directement pour » une vie meilleure, on constate que c’est l’utopie néolibérale qui l’a emporté. Les idéaux architecturaux les plus idylliques, égalitaires et libertaires du passé ont conduit à la construction par exemple de la Silicon Valley, bâtie sur les valeurs portées par la contre‑culture américaine des années 60 et 70. L'utopie des technologies numériques et d'internet comme terreau d'une émancipation communautaire (Turner, 2012) semble en effet s'éloigner toujours plus de ses origines à l'heure de la quatrième « révolution industrielle ». Les valeurs autrefois subversives de liberté, de participation, de flexibilité et d’horizontalité sont célébrées en
contrepartie d’un réel toujours plus sécuritaire, hygiéniste et géré par des experts maniant sans dérision les algorithmes et autres statistiques ; le slogan d’Apple « Think different » résume cette trajectoire de manière ironique. Et le champ artistique, qui a largement partagé ces valeurs contre‑culturelles, est aujourd’hui ouvert à la concurrence, sur un marché mondialisé.
Il n’est guère surprenant dans ces conditions que l’on ait pu parler de fin des utopies, dans le cadre de l’effondrement postmoderne des « grands récits » émancipateurs (Lyotard, 1979). De nombreuses productions dystopiques et contre‑utopiques, utilisant souvent des récits d’anticipation, y font écho tout en pressentant l’époque contemporaine, comme Le Meilleur des Mondes, mais également Metropolis ou La planète des singes, pour ne citer qu’elles. Dans un contexte où la dystopie semble être devenue hégémonique dans la culture de masse, de quelle manière les arts peuvent‑ils réhabiliter
l’utopie comme alternative concrète, sans pour autant reconduire les logiques sociales dominantes ?
Cette journée d’étude, placée sous le signe de la sociocritique et de la technocritique, se veut un repérage des voies possibles de l’utopie au sein des pratiques plastiques contemporaines. Ainsi, quel rapport à l’utopie entretiennent des oeuvres à vocations émancipatrices et critiques basées sur la création d’hétérotopies (Foucault, 1967), par exemple au sein du mouvement de l’artgame qui se veut un contrepoids à l’industrie du jeu vidéo ? Les pratiques artistiques prônant l’action directe dans une perspective de réappropriation des conditions d'existence (Louart, 2003) peuvent-elles être également une piste afin de réenvisager l'utopie dans sa dimension communautaire et critique ? L’utopie ne peut-elle pas se trouver chez les artistes qui cherchent une réactivation des savoir‑faire ? À l'heure de l'accélération postmoderne, où la question du rythme devient un enjeu politique, les réhabilitations du mouvement Arts & Crafts et la volonté de diminuer la fracture entre art et artisanat peuvent effectivement sonner comme une utopie. Les artistes ont semble-t-il de nombreux outils en main pour se ressaisir de l’utopie. Encore faut-il savoir sur quelles bases la construire.
Bibliographie indicative :
BERCHTOLD, Jacques et al. (mai 2011). Dossier thématique « Regards sur l’utopie », Europe, no 985,
p. 3‑332.
Séminaire interarts de Paris, 2001‑2002 (2003). Imaginaire et utopies du XXIe siècle, Paris, Klincksieck,
coll. « L’Université des arts ».
ABENSOUR, Miguel (2013‑2016). Utopiques, volumes I‑IV, Paris, Sens & Ronka.
AUDIER, Serge, (2019). L’Âge productiviste. Hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives
écologiques, Paris, La découverte.
BARBANTI, Roberto et FAGNART Claire (dir.) (2000). L’Art au XXe siècle et l’utopie. Réflexions et
expériences, Paris, L’Harmattan, coll. « Arts 8 ».
BUBER, Martin (2016 [1950]). Utopie et socialisme, Paris, L’échappée, coll. « Versus ».
ENGELS, Friedrich (1977 [1880]). Socialisme utopique et socialisme scientifique, Paris, Éditions sociales,
coll. « Classiques du marxisme ».
FOUCAULT, Michel, (1967). « Des espaces autres, hétérotopies » dans l'ouvrage posthume Dits et
écrits, Paris, Gallimard.
JAMESON, Frederic (2021). Archéologies du futur. Le désir nommé utopie et autres sciences‑fictions,
Paris, Les Prairies ordinaires.
JARRIGE, François (2016 [2014]). Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences,
Paris, La découverte, coll. « La découverte-Poche ».
LOUART, Bertrand (2003 [1999]). Quelques éléments d'une critique de la société industrielle, suivi d'une
Introduction à la réappropriation..., Paris, Notes & Morceaux choisis : Bulletin critique des sciences, des
technologies et de la société industrielle.
LYOTARD, Jean-François (1979). La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Éditions de
minuit.
RIOT-SARCEY, Michèle (dir.) (2008 [2002]). Dictionnaire des utopies, Paris, Larousse.
TURNER, Fred (2013). Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture, Stewart
Brand un homme d’influence, trad. Laurent Vannini, Caen, C&F Éditions.
WRIGHT, Erik Olin (2020 [2010]). Utopies réelles, Paris, La découverte.
Sélection d’expositions :
GADANHO, Pedro, LAIA, João et VENTURA Susana (dir.) (2017). Utopia/Dystopia: A Paradigm Shift in
Art and Architecture [catalogue de l’exposition au MAAT de Lisbonne], Milan, Mousse Publishing.
LIUCCI‑GOUTNIKOV, Nicolas (dir.) (2019). Rouge. Art et utopie au pays des Soviets [catalogue de
l’exposition au Grand Palais], Paris, Réunion des Musées nationaux.
SARGENT, Lyman Tower et SCHAER, Roland (dir.) (2000). Utopie. La quête de la société idéale
[catalogue de l’exposition à la BnF et à la New York Public Library], Paris, Fayard/BnF.
Mots‑clés : Utopie ; Réel ; Monde ; Représentation ; Ré‑appropriation ; Sociocritique ; Technocritique ;
Poïétique ; Romantisme.
Comité d’organisation
Les doctorant.e.s en arts plastiques du laboratoire de recherche RIRRA 21 (Représenter, Inventer la Réalité, du Romantisme à l’Aube du xxie siècle), Université Paul‑Valéry Montpellier 3 : Axell Boué, Florian Cossart, Victoria Goicovich, Olivia Levet, Thierry L’hôte, Chloé Persillet, Nathalie Provenzano, Mélissa Rollinger, Olga Sedjerari.
Comité scientifique
Valérie ARRAULT, PR en arts plastiques, Université Paul‑Valéry Montpellier 3 (RIRRA 21)
François JARRIGE, MCF en histoire contemporaine, Université de Bourgogne (LIR3S)
Patrick MARCOLINI, MCF en esthétique, Université Paul‑Valéry Montpellier 3 (RIRRA 21)
Claire SIEGEL, MCF en arts plastiques, Université Paul‑Valéry Montpellier 3 (RIRRA 21)
Modalités de réponse et de participation
Lors de cette journée, chaque intervention sera d’une vingtaine de minutes.
Les propositions de communication devront présenter un titre, un résumé (environ 500 mots) ainsi qu’une
courte biographie ; celles‑ci devront être envoyées au format PDF à l’adresse suivante : je.utopiesartistiques@mailo.com avant le 15 juin 2022.
Les contributions attendues pourront couvrir plusieurs champs disciplinaires : arts plastiques, esthétique, histoire de l’art, sociologie de l’art, sans pour autant s’y limiter. Les propositions issues d’autres spécialités sont également les bienvenues (littérature, études cinématographiques et audiovisuelles, études théâtrales et arts du spectacle, musicologie...).
La participation à cette journée est ouverte aux jeunes chercheur.e.s.
Calendrier
15 juin 2022 : Date limite de soumission des propositions.
Une réponse sera communiquée sous un mois.
La journée d’étude se déroulera le lundi 10 octobre 2022.
Lieu
Université Paul‑Valéry Montpellier 3 – Site Saint‑Charles
Rue du Professeur Henri Serre
34080 Montpellier